Mes pensées me ramènent souvent à ce jour d’Août 2003. La France est alors écrasée par la canicule et j’ai décidé, quelques mois plus tôt d’aller à Marcols en vélo. Au plein cœur de l’hiver bruxellois quand la pénombre cède la place au brouillard avant de s’enfoncer dans la nuit visqueuse et froide, je rêvais de clarté et me voila, là, aux confins de la Champagne et de la Bourgogne, anéanti par tant de chaleur, tant de lumière, tant de vibrations. L’air compact et brûlant grésille au dessus des plaines déjà moissonnées, il n’y reste plus que des pierres, des chaumes et de la poussière. Les rares arbres capables de casser l’horizon avachi et flasque ont déjà pris des teintes automnales ; peut-être sont-ils morts et je me fous qu’ils soient morts, je le suis bien, moi, plus rien n’existe que l’idée d’arriver, dans quelques heures, à l’étape. Le monde s’est contracté à un point tel qu’il est tout entier contenu dans le mètre de goudron platine aligné immuablement devant ma roue qui chuinte de tant de chaleur. Déjà, hier……Je ne l’ai dit que quelques jours plus tard mais je sais que c’est là que l’idée a pris corps: La prochaine fois, j’irai en Chine ! pas la chine insignifiante des usines et des dollars mais la Chine fantasmée de Tintin ou de Jozef Conrad (c’était la Birmanie, Singapour ? la belle affaire…), la Chine des petites filles aux pieds bandés, des marchands obséquieux et des seigneurs sanguinaires en satin noir, la Chine qui, toute pétrie de soie et de fureur, de richesse, de famines et de grandeur me paraissait, enfant, tellement inaccessible.
Et puis cette idée a vagabondé, flâné, elle aurait disparu si un globe terrestre ne lui avait redonné vie de manière aussi brutale qu’inattendue. Sur un simple globe d’écolier capable de reproduire, à peine plus gros qu’un ballon, les continents, les océans, les pôles, les déserts, Magellan et Marco Polo, le voyage achevé qui aurait du n’être qu’un simple point, tout juste l’épaisseur du trait, était déjà un segment respectable et, je découvrais, comme une révélation, qu’il suffisait de le recommencer une fois, deux fois, dix à douze fois seulement pour que tout devienne possible. Il n’était plus utile de remettre cent fois sur le métier l’ouvrage, onze fois suffisait.
Alors, Dimanche 2 Avril, habité par l’amour de Geneviève et des enfants, je prendrai mon vélo et me mettrai en chemin doucement, modestement, à travers l’Italie d’abord, puis la péninsule des Balkans et la Bulgarie avant de pénétrer l’Asie par la Porte d’or. Je traverserai ensuite la Turquie et la chaîne pontique, longerai le Caucase avant de descendre vers l’Iran par les plaines Azéri. Les routes brûlées des caravanes me feront enfin traverser les déserts du Karakoum et du Taklimakan, les sommets du Pamir pour arriver à Kasgar qui depuis plus de mille ans résonne des cris du plus grand marché d’Asie centrale et enfin Urumqi, le centre de la terre ou je n’ai rien à faire mais il me fallait bien un but pour me mettre en route.
Dans « Gargantua et Pantagruel », Rabelais raillant les travers de l’époque à travers son personnage « Ouydire » remit en vigueur le concept grec classique d’ « Autopsis » : Voir par soi-même. Autopsis est le nom que j’ai choisi pour ce voyage, alors, en Août, en retrouvant notre époque aveuglée par les lieus communs et assourdie de paroles convenues, j’espère pouvoir vous dire : Veni, vidi, vidi !!! …

