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AUTOPSIS : Voir par soi-même, est d’abord une discipline de la mémoire : Se souvenir de tout pour en oublier la plus grande part, oublier les dogmes et les vérités indiscutables, oublier encore leur corollaires les plus pernicieux : les conventions écrasantes, les idées préconcues, les certitudes jamais vérifiées; oublier surtout que c’est impossible afin de se mettre en chemin et se gorger d’images comme autant de grains de pollen, insignifiants en apparence, mais constitutifs des plus belles histoires que nos petits-enfants s’efforceront d’oublier. Alors, à leur tour, ils iront voir par eux-mêmes et découvriront que voir, c’est faire exister.

dimanche, avril 30, 2006

Jeudi Soir, Sofia
Je me suis occupe de moi, je suis installe chez Dimitar Altanov. Je dois maintenant m'occuper de mon velo: 2500 kms sans une crevaison meritent une recompense, quelques signes de fatigue, sur la roue avant anormalement chargee, imposent des soins. Il aura les deux, mais ou?
Premier carrefour, rue pirotska, non que des cafes! rue tsar Simeon, non plus, que des echopes de pieces detachees de bagnoles, en face.. j'en suis la de mes reflexions quand je suis interpelle en anglais par un grand echalas, les epaules voutees, avec un beau velo. Depuis l'Italie, j'ai tout vu en matiere de velo, tout entendu surtout, frottant, grincant, couinant, cognant, du paysan assis sur ses peaux de mouton a celui qui coincait son foin entre le cadre et sa faux, lame en l'air... Alors, cette belle bicyclette, propre, silencieuse, avec les deux roues dans le meme plan m'a intrigue plus que le bonhomme, j'avais tort!
Cyril n'avait pas d'age, plus de cinquante, moins de soixante-dix, mais entre les deux? Il n'avait pas de taille non plus, je le croyais grand, il ne l'etait pas. Il m'a d'abord conduit chez Atanase qui, le lendemain, a l'heure dite, me rendait pour un prix ridicule, un velo parfait; puis, comme si cela allait de soi, m'a ramene chez lui.
Un immeuble vetuste dans une petite rue encombree d'epaves de voitures et de chiens; cinq etages d'un escalier plein d'un bric-a-brac extraordinaire: des choses que l'on ne garde pas dans les appartements mais dont, quand on est pauvre, on ne se defait pas: un vieux moteur de machine a laver, les restes d'une installation electrique, des tubes et de la ferraille, une selle de mobylette. Dire que l'appartement de Cyril etait modeste ne signifie rien, mais que dire? Seuls elements cossus, un piano droit tres haut et tres vieux et une television devant laquelle etaient assises sa femme et une voisine en robe de chambre. Les deux disparurent immediatement, alors commenca le long, l'interminable recit de sa vie, sa fille en Allemagne, puis son metier de traducteur qu'il n'exercait qu'occasionnellement, puis le communisme, puis les camps de travail, quatre ans a Belala, ou Balele, ou Balala, je ne sais plus, quatre ans de froid, de faim, de moustiques, de mort, puis, puis, puis... Comme si les mots ne suffisaient pas, il est alle chercher une petite valise dans laquelle sa vie toute entiere etait contenue; ses papiers, ses photos, son proces, sa deportation, tout etait la et m'oppressait: Trente ans apres sa sortie des camps, il n'etait pas libere, plus il parlait, plus il paraissait etre reste derriere des grilles.
A 21h30, pour que je reste encore, il m'a emmene diner dans la cuisine; je suis sur que sans moi, il ne l'aurait pas fait. Une ecuelle de soupe froide aux epinards avec du yogurt dilue et du paprika, quelques tiges d'ail frais a croquer et un peu de gateau de fromage.
Le lendemain- il m'avait fait promettre de revenir -sa litanie froide et sterile ne s'etait pas arretee: sa maison dont le toit avait brule et que l'on avait jamais reconstruit, se contentant d'etaler du ciment sur le parquet du grenier, les communistes, les mafias, le gouvernement...Pas de revolte, juste de la plainte a l'interieur de laquelle il etait prisonnier depuis trente ans comme il l'avait ete des iles du Danube. Je devais partir, ma presence, loin de le liberer, l'enfermait davantage encore. Alors je lui ai explique pourquoi je voyageais, pourquoi je voulais fuir, pouvait-il comprendre? Je lui ecrirai dans quelques jours, dans quelques semaines.
J'ai marche, le vent glacial qui descendait du pic Musala venait ricocher sur les coupoles d'or de la cathedrale Aleksandar Nievski avant de s'engouffrer dans les rues environnantes. A l'interieur, il faisait doux, des centaines de petits cierges tres fins diffusaient un parfum melange de cire et d'encens, le lustre gigantesque suspendu au dessus du nartex emplissait tout l'edifice d'une lumiere tres faible et tres chaude, aucun siege ne venait perturber les perspectives vertigineuses du damier circulaire en marbre noir et creme dont le sol etait fait.
Le monde entier semblait s'etre concentre la, seul un rai de lumiere blanche et froide rappellait, quand on ouvrait la porte, que ce n'etait qu'une illusion.